Kalanidhi Narayanan (1928 – 2016)
Quand YG Doraiswami, en 1973, a l’idée de lui demander de dépoussiérer un art de l’abhinaya sclérosé par le poids des usages et de la pseudo tradition, Kalanidhi souhaite d’abord en retrouver la vivacité «naturelle» et intelligible.
Très vite, elle se trouve engagée sur le chemin de la recherche : ses souvenirs, ses lectures savantes, ses rencontres, tout concourt à l’éloigner doucement de la béatitude convenue pour privilégier l’être en chacune des héroïnes et chacune des interprètes. C’est ce qui rendra son enseignement incomparable.
Nos maîtres d’alors ne savaient pas toujours traduire la langue des poèmes vers l’anglais (notre langue de communication) et même pour les danseuses indiennes, passer du tamil au telugu et du sanskrit au kannada était loin d’être évident. Pour Kalanidhi il n’était pas question de rabâcher sans comprendre. Elle a donc fait traduire ou traduit elle-même les padams qu’elle enseignait.
En 1975 sa maison et ses cours faisaient davantage penser à un atelier expérimental qu’à une institution ou un conservatoire. Il faut dire sans modestie que son travail avec nous, ses élèves occidentales de la première génération, lui a donné la possibilité d’un questionnement plus large (nous posions des questions), d’une plus grande liberté pour proposer un vaste choix d’interprétations moins strictement dévotionnelles. Non sans courage pour l’époque elle a fait très clairement la part belle à l’érotisme et au désir qui sous-tendent certains padams.
Elle ne demandait pas de «croire» mais de jouer, de tenir le rôle de ces héroïnes stéréotypées, classifiées et de leur donner une vie neuve. Par la grâce d’une imagination inépuisable elle pouvait broder sans fin sur les situations les plus convenues et humaniser les personnages divins en les rendant familiers. Ainsi devenus proches ils devenaient des partenaires de jeu. Pas d’excès dans l’interprétation mais toujours la quête de la lisibilité et de la précision. Pour cela elle se faisait conteuse et trouvait dans sa narration intérieure intarissable les ressources d’une expression toujours renouvelée. Elle n’hésitait pas à bousculer la syntaxe de la phrase pour en rendre le sens au plus près, bannissant le simple mot à mot ; elle semblait avoir le temps de respirer, comprendre, agir, commenter, tout cela en quelques secondes.
Ses gestes, suspendus parfois, n’étaient que prétendument ébauchés car ils dessinaient à la perfection l’état qui les avait suscités. Les expressions filaient sur son visage sans la moindre grimace comme les reflets de son monde intérieur. Elle était juste, toujours juste, parce qu’abandonnée à l’instant T de la narration. Sa spontanéité était en fait une grande maîtrise jusque dans le mouvement de ses paupières qui plus au moins abaissées suffisaient à colorer un état.
Danseuse, elle avait su installer ses personnages dans l’espace de la danse sans qu’il lui fût nécessaire de se déplacer : diagonales où inscrire le corps d’un simple épaulement, adresse au public ou à un interlocuteur imaginaire, tout était en place… même en position assise.
Avec ses yeux immenses, son nez altier et sa petite bouche spirituelle, elle était loin des canons de beauté de la danseuse idéale et s’en fichait. Le glamour, ce n’était pas pour elle. Mais il y avait dans ses yeux toute la lumière d’une générosité sans borne, de l’insolence dans la courbe de son nez, une tendresse enfantine dans ses lèvres et par-dessus tout la jeunesse intacte d’un cœur rompu depuis des siècles aux émois de l’amour. Nous l’aimions.