Le théâtre balinais a été pour Antonin Artaud une source majeure d’inspiration du mondialement célèbre Le théâtre et son double, œuvre que la connaissance de cette tradition éclaire considérablement. Mais ce fut aussi l’aube d’une révélation qui va beaucoup plus loin et qui lui a valu une incompréhension totale, très durement payée… alors que d’un point de vue « balinais », Artaud apparait moins comme un fou que comme un (auto-)initié portant à son sommet une cohérence holiste vivante en Asie depuis des millénaires. Artaud a eu des intuitions formidables concernant le théâtre balinais, il a saisi que la métaphysique gouverne et harmonise tout dans cette culture, et que le cosmique et le cognitif sont un, mais il n’a guère été suivi en la matière. Plus prosaïquement, de son ouvrage, on a retenu presque exclusivement ce qui, insistant sur une corporalité manquant au théâtre « de texte » et « psychologique » occidental, a eu l’inconvénient de faire oublier la narration, le verbe et leurs enseignements. Or le théâtre a été à Bali et Java le principal média d’éducation pour tous les publics locaux confondus, avec des strates de signification allant du quotidien jusqu’au mystique… et jamais sans humour.
Ce stage veut offrir à percevoir et à pratiquer la globalité qu’est le théâtre balinais et à en faire bénéficier à la fois les histoires et mythes fondateurs de la civilisation occidentale et la confrontation des cultures et des époques, devenant rencontre, dialogue, articulation d’un tout interculturel et plurilingue.
Le théâtre balinais, spectacle total, en musique, corporel, en bonne partie dansé, est aussi porteur de littérature, de récits, de multiples styles de paroles et de plusieurs niveaux d’enseignements, certains cryptés pour les initiés. La barrière de la langue l’a trop souvent fait oublier à l’étranger, alors que c’est un théâtre traditionnellement multilingue, qui contient ses propres systèmes de traduction en direct, de réactualisations et de relocalisations du propos — plus qu’on ne peut le faire avec les pièces de théâtre écrites de la tradition occidentale. C’est aussi une tradition très souple qui à Bali combine divers genres scéniques locaux et en accueille de nouveaux.
Ainsi, le théâtre balinais est également un écrin fort intéressant pour des récits venus d’ailleurs : entre autres exemples, Médée et le théâtre balinais sont comme taillés l’une pour l’autre. Surtout si l’on prend en compte l’ascendance cosmique de Médée, ses super-pouvoirs et moult aspects sociaux ou « magiques » qui restent à Bali à la fois des thèmes majeurs du théâtre et des réalités du vécu quotidien.
De plus, Médée la Colchidienne et Jason le Grec, la conquise et le conquérant, le petit royaume et sa culture initiatique riche de sciences occultes face à l’impérialisme occidental dans ses débuts maritimes, c’est déjà l’histoire d’une articulation et d’une confrontation des cultures… comme Bali en a connu et en vit encore.
Occasion rare, cette fois : le récit mythique, la tragédie antique, leurs multiples interprétations possibles et le multilinguisme pourront enfin être préservés et développés dans la rencontre interculturelle, grâce à un artiste balinais (musicien, danseur, acteur) qui maîtrise aussi le français et une Française artiste et anthropologue spécialiste de Bali et de la recherche théâtrale interculturelle et multilingue.
Les journées de stage verront alterner
Il n’est pas nécessaire que les stagiaires soient musiciens (ni danseurs), mais la musique tiendra une bonne place et souvent en mouvement ; l’intervenant balinais est un musicien hors pair dans sa tradition et aussi des plus créatifs.
Sans s’obliger à produire un spectacle abouti et sans enfermer d’emblée chaque stagiaire dans un rôle, on mènera la recherche collective en vue d’un rendu cohérent (esthétiquement et narrativement). L’expérience pourra avoir valeur non seulement de laboratoire, mais aussi d’exemple concret de production interculturelle, utile à de futures créations des participants, quelle que soit la configuration culturelle dans laquelle ils agiront.
Former tout de suite une troupe est essentiel. Cela se fera spontanément en début de stage et de chaque séance, via certaines activités à la fois énergisantes et relaxantes, aptes à mettre les egos en sourdine, avant d’aborder des apprentissages un peu plus individualisés.
Présentations par Kati Basset, illustrées (photos et vidéos de terrain) sur la culture balinaise (tantrique), sur son théâtre, sur Médée, sur de précédentes expériences interculturelles et/ou multilingues (Médée incluse).
Discussions :
La tradition balinaise est fondée sur les archétypes de caractères et les rasa. On pratiquera d’abord un double échange de rôles et de traditions :
Chaque participant pourra s’essayer à un éventail de rôles dans les 2 dispositifs, sans distinction de sexe. Dans le théâtre balinais, des hommes jouent des rôles féminins, et vice et versa, cela fait partie de la mise à distance d’ego. On ne doit jamais reconnaitre l’individu acteur, mais seulement l’archétype, identique au cours des siècles et d’un récit à un autre. Le montage final pourra être l’un ou l’autre dispositif, ou une combinaison intermédiaire.
Made Wardana soutiendra ses démonstrations de jeu stylisé et leur apprentissage par les stagiaires avec son gamelan vocal, comme le font les enseignants balinais, mais avec une virtuosité et une inventivité inégalées.
Le rasa, d’origine indienne, est différent de la conception occidentale de l’affect ou du sentiment : la notion fusionne la cause et l’effet, la « saveur » et son ressenti. La tradition, au quotidien et a fortiori au théâtre, voie initiatique, vise à maîtriser les émotions et les détacher d’ego pour enfin prendre conscience de l’inanité d’ego. On passe par toutes les « couleurs » jusqu’à atteindre intérieurement le neutre suprême (tempérament du blanc souverain Dalem, au théâtre). Le théâtre balinais expose d’abord les archétypes incarnant les rasa universels via une extrême stylisation, avant qu’on n’entre dans la narration où ils deviennent des personnages précis.
On commencera par expérimenter les rasa les plus drastiques, ceux des extrêmes, moins difficiles : la colère de Matah Gede, la fureur de Rangda, la tristesse de Galuh. Jason est plutôt un mantri buduh : littéralement « prince fou », généralement ensorcelé, avec des ruptures de jeu alternant le hiératisme le plus gracieux avec la vulgarité, la violence et même l’humour (partagé avec ses valets).
Dans la tradition balinaise, la mise en scène est faite en direct (sans répétitions préalables), dirigée par les rôles de domestiques (rôles d’initiés au sens tantrique du terme, maîtres du verbe). En coulisses, on convient seulement d’un fil narratif et d’une répartition des rôles archétypaux.
Ces principes, qui dans la tradition sont associés à ceux du multilinguisme, ou encore le rôle de narrateur dalang (marionnettiste ou non), sont fort utiles dans la pratique théâtrale créative, y compris avec des enfants, et avec un nombre d’acteurs pouvant aller de 2 à des centaines.
Lors de cette expérience, le théâtre occidental gagnera en corporalité et musicalité, et le théâtre balinais retrouvera le verbe et le récit dont il est trop souvent privé devant les publics non Balinais. Au-dessus, à la fois dans la pratique théâtrale et via l’histoire de Médée, seront confrontées deux métaphysiques, deux univers et deux conceptions de la personne. Et plus largement, on trouvera des pistes pour la création interculturelle partout au monde.