2002-2008 : six années de rendez-vous arrachés au mouvement toujours trop pressé du temps de la création. Pour un moment se poser et se ressourcer. Puiser à l’étrange et si précieuse source balinaise, les secrets d’un « corps scénique » littéralement extra-ordinaire. L’enseignement dispensé par Cristina Wistari Formaggia était en tous points conforme à la plus classique des traditions balinaises mais avec cette qualité rare d’y associer une analyse systématique du geste chorégraphique, à laquelle les Balinais n’ont pas nécessairement recours.
Parce qu’elle avait elle-même accompli ce voyage de l’Occident vers l’Orient, façonnant au fil des ans son corps auprès de l’un des grands danseurs balinais de ces dernières décennies, Cristina pouvait accompagner ses élèves sur ce rigoureux et exigeant chemin de patience et de passion. Ici même en Europe, lorsqu’elle y venait donner un stage, ou à Bali pour ceux qui la retrouvaient sur la terrasse de son humble mais délicieuse maison de bambou, nichée au creux d’un jardin-écrin de fleurs et plantes luxuriantes qu’elle aimait.
Pour les praticiens de la scène occidentale, la première confrontation avec les masques de topèng a parfois lieu hors de toute référence à la tradition balinaise : nous savons depuis La Conférence des Oiseaux, mise en scène par Peter Brook, que le masque de topèng peut supporter l’ex-tradition pour trouver place dans certains spectacles créés en Occident et, plus souvent encore, dans certains stages où le masque est instrument pédagogique à la recherche d’un jeu concret-stylisé à découvrir ou réinventer.
Cristina Wistari
Pour Cristina, point de corps masqué qui ne soit d’abord passé par l’apprentissage chorégraphique du topèng keras : à Bali, comme souvent sinon toujours sur le continent asiatique, l’on ne saurait être acteur sans être également et même avant tout danseur. Le topèng keras est un masque entier et noble, il est un homme d’armes ou chevalier. La structuration du corps martial, modelé comme celui d’une marionnette à tige, et la géométrie du corps dans l’espace enseignent à l’élève les règles nécessaires et incontournables, préalable indispensable au port de tout autre masque.
Il faut sans doute ici rappeler que le topèng est un théâtre dansé et masqué qui appartient au répertoire des danses classiques de Bali, tout comme le gambuh auquel Cristina avait consacré tant d’énergie à sa préservation et transmission. Il s’agissait donc de tenter humblement de nous glisser dans un moule qui préexiste à toute velléité de jeu ou d’interprétation. Quand la forme est acquise, l’originalité et l’individualité germent. Donc fort longtemps après les premiers pas maladroits...
Sous la direction attentive et généreuse de Cristina, je retrouvais des sensations physiques et émotionnelles de mon enfance, me rappelant les heures passées à la barre et devant le miroir. Mais ici point de miroir sinon celui de l’enseignante elle-même, infatigable à nous renvoyer, par sa propre image, le dessin du corps et l’énergie du mouvement, les rythmes de la danse et de la figure ou personnage - ce topèng keras, archétype surgi du fond des âges et tendant la main, de l’autre bout du monde, à nos propres figures littéraires de chevaliers, tels Roland ou Tancrède.
Cristina Wistari
Cependant rien de commun avec le ballet classique occidental dont l’esthétique est radicalement opposée à celle des danses classiques balinaises. Là où l’Occident exige la courbe et la ligne, espère l’arrachement du sol et aspire à l’envol, Bali privilégie le geste angulaire et l’ancrage dans la terre, la plante du pied nu bien posée au sol, le genou constamment fléchi et la colonne cambrée. Aussi nos corps - évidemment culturels ! - peinaient à se prêter aux canons classiques balinais et nous mesurions l’étendue du chemin à parcourir mais sans amertume ni découragement, soutenus toujours par la ténacité de Cristina.
Nous (re)découvrions certaines grandes lois de la science empirique du théâtre - car le topèng est aussi et totalement théâtral, ce qui le différencie encore de notre propre tradition classique de danse. Ainsi la loi d’opposition entre keras et manis, autrement dit « fort-vigoureux et délicat-raffiné », cette dualité fondamentale organise tout le corps de l’acteur-danseur balinais et toutes les composantes de la représentation. Elle crée une tension et un conflit permanents qui sont l’essence même du jeu théâtral. Si Cristina n’était pas avare de ce genre d’explications, elle savait que le plus riche des enseignements est celui qui s’éprouve physiquement.
Et il était effectivement passionnant d’éprouver par le corps ces lois ancestrales du jeu et de la danse : quelle épreuve en effet ! sans doute nous souviendrons nous longtemps, avec le sourire aux lèvres, de ces cuisantes douleurs musculaires aux épaules et de nos cuisses meurtries par les heures de position semi-pliée ! mais quelle joie de nous voir lentement, très lentement, avancer vers un état éblouissant de l’art théâtral et chorégraphique, parfois désespérés de savoir qu’il resterait inatteignable et enthousiasmés, plus encore, par les minuscules avancées qui furent les nôtres.
Enthousiasme que Cristina savait dispenser avec une égale sévérité et bonne humeur, sachant nous arrêter quand il était nécessaire et nous pousser au-delà de nos limites au moment le plus propice. Enthousiasme, partagé par le maître et l’élève, au sens grec ancien du mot : enthusiasmos – « transport divin » ! mais trans-port ô combien incarné ! inscrivant une empreinte plus forte à chaque étape de ce long apprentissage dont nos compagnons de route constataient, lors de notre propre travail de création, la marque puissante et subtile...
(Ma) chère Cristina, je t’embrasse du fond du coeur, toi qui fut et restera plus qu’un maître ou professeur : une amie, une grande soeur, un modèle d’humanité, un repère... puisse ce que tu as semé de par le monde germer et essaimer à son tour.
— Frédéric Tellier, octobre 2008