L’imaginaire japonais est peuplé de fantômes. Apparitions spectrales, divines ou démoniaques côtoient familièrement les vivants, et toutes sortes d’esprits hantent la vie quotidienne. Les récits fantastiques donnent ainsi lieu à de troublants glissements entre le songe et la réalité. De même, la scène de Nô (et du Kyôgen pour les intermèdes comiques) est le lieu du passage : les personnages y accèdent par une passerelle. Dieux, démons, esprits et autres fantômes s’y manifestent. (Les lieux de l’histoire peuvent être des plus divers, tel un chemin dans la montagne, une forêt, les alentours d’un temple, un ancien champ de bataille, une maison seigneuriale, un atelier, un bord de rivière, un verger, etc.) Les hommes et femmes qui habitent les parages rencontrent alors les figures de l’Au-delà. Cette expérience métaphysique dans les pièces de Nô se colore d’humour dans les pièces de Kyôgen où, dans le but de relâcher la tension dramatique, le comique prend le relai : la dérision grotesque est alors au rendez-vous…
Sur la scène vide, où quelques accessoires aux fonctions symboliques sont utilisés, l’acteur développe toute sa maîtrise vocale et gestuelle pour interpréter, ayant recours à une débordante fantaisie imaginative, et pour le plaisir du spectateur, ces situations où il peut être amené à jouer tantôt les vivants, tantôt les esprits, en étant capable de distinguer avec la plus grande précision toutes sortes d’apparitions surnaturelles, divines ou démoniaques…
Au cours de la première phase du stage, il s’agira de jouer les pièces choisies du répertoire japonais, traduites en français par Dominique Palmé, en vue d’en réaliser des esquisses.
Les stagiaires présenteront aux maîtres japonais les esquisses de jeu qu’ils auront réalisés à l’issue de la première semaine. Suite à cette rencontre, les Shigeyama initieront aux bases de leur art, et poursuivront l’exploration de ces mêmes pièces, le jeu étant alors conduit selon les règles et codes de jeu du Kyôgen. Le répertoire sera ainsi travaillé tour à tour par les acteurs en français, et en… japonais (sans qu’il soit bien sûr nécessaire de connaître un seul mot de japonais, la transmission de la parole se faisant de manière orale, de bouche à oreille.)
En découvrant l’art du Kyôgen, notre attention se portera notamment sur : la manière d’appréhender l’espace, la codification du jeu, la diction projetée du texte et sa scansion qui implique un engagement total du souffle. La manière de délimiter l’espace, de dessiner les trajectoires aide à transformer l’aire de jeu en lieu de métaphore sur l’existence humaine. Dans le Nô comme dans le Kyôgen, la tension que crée les pas glissés par exemple entretient l’impression que ces corps sont en équilibre précaire : à travers leur ritualisation, ces lents déplacements peuvent susciter l’impression du mouvement continu d’increvables fantômes qui errent dans l’entre-deux de la vie et de la mort.
Les gestes quotidiens sont détachés de l’habitude et prennent une puissance évocatrice subtile, au service de mondes imaginaires où se déploient humour, dérision, grotesque. Dans ce théâtre, le sacré ne craint pas de côtoyer le brut. La trivialité et ses débordements n’empêche pas le jeu de toucher à la dimension spirituelle.
Tout en donnant leurs indications scéniques, les Shigeyama invitent les acteurs à jouer « à l’oreille », en répétant après eux le rôle en japonais, transcrit phonétiquement. Le texte parlé est ainsi approché comme une langue étrangère qu’on apprend par l’écoute, avec le plaisir de la mettre en bouche, de la timbrer, de la scander. L’alternance des langues est riche pour l’acteur. Elle permet de ne pas se limiter au sens des mots, de ne pas être explicatif. Le travail “à l’oreille” met en valeur la sonorité et la musicalité des textes. L’approche rythmique aide à ne pas jouer les mots, mais ce qui les anime, les pensées, sentiments ou sensations invisibles derrière ces mots. Cela permet également d’être plus réceptif à ce que joue le partenaire avec son corps, entre les mots.
Les acteurs de Kyôgen exigent d’emblée de travailler à pleine voix, ce qui contraint l’acteur à investir dans chaque intonation tout son souffle. La respiration du texte, sa scansion organique mettent ainsi en jeu les fonctions vitales, et propulsent la personne dans un déploiement d’énergie qui met en valeur les différentes impulsions dynamiques voulues par le rôle. Il s’agira de repérer ces mêmes impulsions pour dire et scander le français. Cela amènera à débanaliser la manière de dire, en donnant au texte une très forte intensité dramatique, où l’appui des silences en favorise la résonance du sens.