« Histoires de fantômes » inspirées des contes fantastiques japonais
Comme des boîtes gigognes, de transmission orale, les récits fantastiques japonais donnent lieu à de troublants glissements, où nul ne sait plus au bout du compte ce qui relève du songe ou de la réalité. Où est le vrai ? Qui est mort, qui est vivant ? Ces égarements nous parlent des amours interdits, éperdus ou de la folle déchirure des mères, face à la perte de l’être cher, toutes prêtes à traverser la mort, à basculer de l’autre côté du miroir pour le rejoindre… Ce projet de spectacle qui portera sur les thèmes essentiellement féminins que véhiculent ces histoires de fantômes, dont sont tant férus les japonais, et qu’abritent nos rêves plus ou moins éveillés.
« Quand Maître Fujima nous a reçues pour recueillir nos impressions de fin de séjour, il fut très heureux de nous entendre dire que nous avions pris le plus possible. En quête d’un ailleurs pour trouver les mouvements justes, j’ai appréhendé l’immobilité. 30 août 2007 à Tokyo, il est 19 heures, nous répétons une scène à trois ; un fantôme, un jeune guerrier et une jeune femme. Nous travaillons tous ensemble les uns derrière les autres. Trois professeurs japonais dansent et jouent devant nous les trois rôles que nous reproduisons en même temps. Je travaille aujourd’hui le rôle du jeune guerrier, devant moi la jeune danseuse, accroupie en appui sur les doigts de pieds, un genou en l’air respire immobile, d’une présence évidente. Je suis derrière elle, tout près. Mon corps reproduit sa forme. Elle semble se détacher du monde et sa présence scénique est d’une force incroyable. Elle est maquillée comme toutes ici, poudrée et tirée à quatre épingles comme une danseuse classique et c’est un samourai qui tient son sabre sur le flanc gauche. Son souffle est régulier, elle ne scille pas des yeux, elle est calme et déterminée, immobile. Je souffre le martyr dans la position imposée, surtout les doigts de pieds . Rester concentrée, être à l’écoute par le corps, je la vois sans la regarder, être à l’écoute de ce qui se joue, prête pour le mouvement suivant , l’action suivante. Nous avons peur du fantôme. Toute la précision de ses gestes se termine dans le regard, la femme de cinquante-cinq ans qui joue le fantôme nous pétrifie de ses yeux noirs et nous finissons en regardant notre public imaginaire dans une pose digne de toutes les estampes. Nous avons fini, nous éclatons toutes de rire, nous jubilons ensemble, nous sommes dix femmes, six japonaise et trois françaises qui venons de transpirer ensemble pour se raconter une histoire insensée. Il est 21 heures et mes quatre ceintures superposées sous le yukata me scient le ventre, mais je ne les sens plus. J’aime cette simplicité courageuse de l’acteur oriental, cette naïveté toujours revendiquée.
Aux spectacles, mêmes sensations : le conteur vient s‘asseoir sur un gros coussin au centre de la scène. Il tombe la veste, (un bel haori en soie marron glacé) et je ris. Je ne comprends pas ce qu’il dit mais je suis ses émotions, elles viennent jusqu’à moi, j’appartiens au public, je ressens, je comprends. Aya rentre sur scène, derrière nous sur la passerelle du kabuki (l’hanamichi, l’allée des fleurs) elle danse et la tristesse immense de cette femme en noir dont elle nous chante la vie nous envahit. C’est notre professeur et cela me le fait à chaque fois, lorsqu’elle prend son ombrelle et qu’elle nous montre la marche dans la neige. J’entends le son des pas dans la poudreuse et les flocons tombent du ciel. Il suffit d’y croire. »
— Véronique Samakh