Émotion - Vitesse - Fragment

Du 17 au 28 février 2020

Stage conduit par Georges Lavaudant

Durée : 60h

Le Rosaire des Voluptés épineuses

Photo: Le Rosaire des Voluptés épineuses © Marie Clauzad

J'ai travaillé au Vietnam (Woyzeck), au Japon (Les Géants de la montagne), au Brésil (Pawana, de le Clézio), en Inde (Phèdre), au Mexique (Le Balcon), en Uruguay (Les Chants de Maldoror), en Colombie (textes d'Alvaro Mutis), en Russie (Cyrano de Bergerac), aux USA (Our Town, de Thornton Wilder), et bien sûr de très nombreuses fois en Espagne et en Italie. J'ai fait des éclairages au théâtre Liyuan, en Chine du Sud.
À travers ces séjours, j'ai accumulé une certaine expérience, en m'ouvrant à d'autres cultures, à d'autres savoirs, à des manières différentes d'envisager l'art de l'acteur.
On s'étonne, on doute, on se remet en question.
Une seule certitude demeure : la présence centrale de l'acteur. Son aura. Comment ça fonctionne. Pourquoi ça marche, ou non.

Nous allons donc cheminer ensemble sur des sentiers buissonniers. Aborder des « improvisations guidées » (ça paraît contradictoire mais ça ne l'est pas). Nous interroger sur une possible « déconstruction » de l'acteur. Passer du conscient à l'inconscient. Du rationnel à l'irrationnel. Du sincère au cabot, du raffiné au populaire. Une hybridation joyeuse et inquiète sans perdre l'organicité. Après tout, nous ne sommes pas des théoriciens – même si nous produisons de la théorie. Mais une théorie « brute », comme on parle d'art brut.

Évidemment, les enjeux sont différents si l'on se confronte aux grands textes du répertoire européen – Eschyle, Shakespeare, Büchner, Tchekhov, Pirandello, Brecht, avec tout ce que cela nécessite d'attention, et de travail « à la table » – ET si l'on aborde des « écritures de plateau » (expression que je n'apprécie guère – et d'une certaine manière, il faudrait réinventer tout un vocabulaire).

Donc, des collages, des montages de fragments de textes et d'actions, des bouts-à-bouts d'improvisations. Je l'ai fait fréquemment dans des spectacles comme Veracruz, Lumières, Terra Incognita ou Fanfares. Toutes ces œuvres n'utilisaient pas directement des textes de théâtre et se présentaient plutôt comme des fictions artisanales, des prototypes, des espèces de bricolages poético-politiques. Car bien sûr, nous ne pouvons ignorer la pression du présent, de « l'air du temps », de l'époque dans laquelle nous vivons. Mais que nous souhaitons avidement remettre en question.

Revisiter le vocabulaire. Analyser et reprendre un certain nombre de termes que l'on emploie fréquemment. Essayer de préciser : organique – s'ouvrir – au présent – première fois – écoute – partage – artifice – formel – dispersion – mollesse – cliché – surjeu – distanciation – ritournelle – le minuscule contre le Majuscule – le minoritaire contre le Majoritaire – (les Vies minuscules de Pierre Michon) – Deleuze – douceur – rythme – virtuosité – ne pas faire l'acteur.

Les différentes tensions de la langue. Du vers racinien au fait divers journalistique.
Le passage du tragique au grotesque.
L'éloge du ridicule.
La méfiance vis-à-vis du « grand théâtre ».
L'utilisation de matériaux obscurs et désuets.
L'époque. Le « politiquement correct ».
L'œuvre et l'artiste (Céline – Polanski).
La préface de Mademoiselle de Maupin.
S'oublier.
Bonheur, joie, ludicité.
Allégresse.
Surprendre. Se surprendre.
L'enfant. Le clown.
L' « être clown ».
« Est-ce que je comprends. »
Les articulations. Diviser – ponctuer pour aller au bout.
Ne pas réfléchir en chemin.
Réfléchir « après ».
La « justesse » plutôt que la « vérité ».

Ne pas se juger.

Hotel Feydeau © Thierry Depagne

En 1980, Félix Guattari et Gilles Deleuze publient un ouvrage : Mille plateaux. Ce livre, je ne l’ai jamais lu entièrement. Je l’ai feuilleté régulièrement comme d’autres le font avec À la recherche du temps perdu de Proust ou Ulysse de Joyce. Pourtant ce texte m’a accompagné dans toute ma recherche sur le « fragment ». Comme m’y ont aidé Michel Deutsch, Jean-Christophe Bailly et bien d’autres. Cet ouvrage est un catalogue de l’infini des possibles, de la variété infinie du monde – même si celle-ci a de plus en plus tendance à se réduire.

Je ne suis toujours pas convaincu qu’une accumulation de fragments, d’extraits de textes très éloignés dans l’espace et le temps, si habile soit-elle, constitue un tout lisible et producteur de sens. L’époque est aux donneurs de leçons, et un « théâtre de l’Inutile » comme je le rêve est probablement voué à l’échec. Ces fragments mis bout à bout, ou agencés ou emboîtés comme un puzzle dont il manquerait toujours une pièce, un tableau d’Arcimboldo auquel il manquerait toujours un fruit ou un légume pour achever un visage, ne peuvent nous conduire qu’à la frustration de l’inachevé. Ratage de la perfection et impossibilité du mot « fin ».

« Essayer. Rater. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux » : Beckett le dit en peu de mots avec une précision chirurgicale. Raconter une histoire inachevée, avec la passion de l’évasif et de l’ellipse.

Un voyage incertain, où nous côtoierions Kafka, Coetzee, Sebald, Racine, Sade, Edgar Allan Poe, les peintres Hopper, Monory, Bacon. Les musiciens Charlie Haden et Billie Holiday. Les cinéastes Fellini, Ozu et Godard.

J’espère que vous serez quelques-uns à vouloir me rejoindre dans cette aventure singulière et ludique – un peu improbable, mais que j’espère passionnante.

— Georges Lavaudant